REUNION D’AFFAIRES

 

 

Jean, ma secrétaire, qui est amoureuse de moi, pénètre dans mon bureau sans s’être annoncée, et me dit que je dois assister à une importante réunion de travail, à onze heures. Je suis assis à mon bureau à plateau de verre de chez Palazzi, fixant l’écran de l’ordinateur derrière mes Ray-Ban tout en mâchant un Nuprin, victime d’une sévère gueule de bois, après une coke-party qui, ayant commencé de façon assez anodine au Shout ! avec Charles Hamilton, Andrew Spencer et Chris Stafford, s’est poursuivie au Princeton Club, puis au Bacardia, pour finir au Nell’s vers trois heures et demie, et bien que ce matin, tout en macérant dans mon bain, sirotant un Bloody Mary, après quatre petites heures d’un sommeil moite et sans rêve, je me sois souvenu qu’il y avait effectivement une réunion prévue, j’ai dû l’oublier durant le trajet en taxi. Jean porte une veste de soie extensible, une jupe au crochet en rayonne, des escarpins de daim rouge à nœud de satin de Susan Bennis Warren Edwards et des boucles d’oreilles Robert Lee Morris en plaqué or. Elle reste là, plantée devant moi, un dossier à la main, sans paraître voir ma douleur.

Après avoir feint d’ignorer sa présence pendant près d’une minute, je finis par baisser mes lunettes de soleil. Je m’éclaircis la voix. « Oui ? Il y a quelque chose d’autre, Jean ? »

— Oh, c’est le père la grogne, aujourd’hui, dit-elle en souriant, posant timidement le dossier sur mon bureau, et elle reste là, attendant que... que quoi, que je la distraie avec des anecdotes sur la soirée d’hier ?

— Oui, bêtasse, c’est le père la grogne, dis-je d’une voix sifflante, attrapant le dossier et le fourrant dans le tiroir supérieur du bureau.

Elle me regarde fixement, ne comprenant pas, puis déclare, l’air franchement abattu ; Ted Madison a appelé, James Baker aussi. Ils souhaitent vous retrouver chez Fluties, à six heures.

Je soupire, lui lance un regard mauvais. « Alors, qu’est-ce que vous devez faire, à votre avis ? »

Elle rit nerveusement, plantée là, les yeux écarquillés. « Je ne sais pas trop. »

— Jean ! » Je me lève pour la faire sortir du bureau. « Que... devez... vous... répondre ? »

Elle met un petit moment à comprendre, mais finit par suggérer d’une voix effrayée : Juste... que... c’est non ?

— Que... c’est... non. Avec un petit signe de tête, je la pousse dehors et claque la porte.

Avant de quitter mon bureau pour me rendre à la réunion, je prends deux Valium, que je fais glisser avec un Perrier, puis me passe une lotion désincrustante sur le visage, avec des boules de coton pré-imprégnées, puis un hydratant. Je porte un costume de tweed et une chemise rayée en coton, Yves Saint Laurent, avec une cravate de soie Armani et de nouvelles Ferragamo, noires à bout renforcé. Je me rince la bouche au Plax avant de me brosser les dents, puis me mouche, et des filets de sang et de morve, épais, visqueux, souillent mon mouchoir Hermès — quarante-cinq dollars, et ce n’était pas un cadeau, hélas. Mais comme je bois près de vingt litres d’Évian par jour et vais régulièrement au salon UVA, une nuit d’excès n’a pas suffi à altérer la douceur de ma peau ni la fraîcheur de mon teint, qui est toujours parfait. Trois gouttes de Visine pour éclaircir le regard. Une compresse de glace pour retendre la peau. Résultat des courses : je me sens comme une merde, mais j’ai l’air en pleine forme.

De fait, je suis le premier arrivé à la salle de réunion. Luis Carruthers me suit comme un petit chien, et arrive immédiatement, prenant un siège à côté de moi. Je suis donc censé ôter mon walkman. Il porte une veste de sport écossaise en laine, un pantalon de laine, une chemise Hugo Boss en coton et une cravate à imprimé cachemire — je crois que le pantalon est de chez Brooks Brothers. Il commence à jacasser à propos d’un restaurant de Phoenix, le Propheteers, ce qui m’intéresserait, si ce n’était lui qui en parlait, mais j’ai dix milligrammes de Valium dans le sang, et cela reste supportable. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était ‘‘Les Descendants des Membres du Donner Party’’.

— Les clients étaient de véritables ploucs, bien entendu, continue Luis. Ils voulaient m’emmener voir une représentation locale des Miz’, alors que je l’ai déjà vu, à Londres, mais...

— As-tu eu des difficultés pour avoir une table au Propheteers ? dis-je, lui coupant la parole.

— Non, aucune. Nous avons dîné tard.

— Qu’est-ce que tu as pris ?

— Des huîtres pochées, de la lotte, et la tarte aux noix.

— J’ai entendu dire que leur lotte est bonne, dis-je dans un murmure, perdu dans mes pensées.

— Le client a pris du boudin blanc, du poulet rôti et le gâteau au fromage.

— Le gâteau au fromage ? fais-je, déconcerté par ce menu singulièrement ordinaire. Le poulet rôti était accompagné de quelle sauce, de quels fruits ? Il était découpé en forme de quoi ?

— De rien, Patrick, dit-il, également embarrassé. Il était... rôti.

— Et le gâteau au fromage, quel parfum ? Il était servi chaud ? Avec de la ricotta ? Du fromage de chèvre ? Y avait-il des fleurs dedans, ou du cilantro ?

— Il était... normal. Patrick, tu transpires, ajoute-t-il.

— Et elle, qu’est-ce qu’elle a pris ? La nana du client ? fais-je, négligeant sa remarque.

— Eh bien, elle a pris la salade campagnarde, les coquilles Saint-Jacques et la tarte au citron.

— Au gril, les Saint-Jacques ? Ou en sashimi ? Une espèce de sushi mexicain ? Ou alors en gratin ?

— Non, Patrick. Elles étaient... sautées.

Le silence règne dans la salle de réunion, tandis que j’étudie la question, réfléchissant profondément avant de demander enfin : Qu’entends-tu par ‘‘sautées’’, Luis ?

— Je n’en suis pas très sûr, je crois qu’on utilise une poêle.

— Le vin ?

— Un sauvignon blanc 85. Du Jordan. Deux bouteilles.

— La bagnole ? Tu en as loué une, à Phoenix ?

— BMW, dit-il avec un sourire. Noire. Une belle petite BM.

— Classe, dis-je dans un murmure, me rappelant la nuit dernière, lorsque j’ai complètement déjanté dans le box, au Nell’s, j’avais l’écume aux lèvres, et tout ce que je voyais, c’étaient des insectes, des quantités d’insectes, et je voulais attraper les pigeons, avec l’écume aux lèvres, attraper des pigeons. « Phoenix. Janet Leigh était née à Phoenix... Elle s’est fait poignarder dans la douche. C’était décevant... Le sang ne faisait pas vrai. »

— Écoute, Patrick », dit Luis, me fourrant son propre mouchoir dans la main. Mes doigts contractés, mon poing serré se détendent, « je déjeune avec Dibble au Yale Club, la semaine prochaine. Aimerais-tu te joindre à nous ?

— Bien sûr. Je pense aux jambes de Courtney, écartées, enroulées autour de mon visage et, tandis que je regarde Luis, soudain, en un éclair, sa tête m’apparaît comme un vagin parlant, ce qui me fait dresser les cheveux sur la tête. J’essuie la sueur sur mon front. Il faut que je trouve quelque chose à dire. « Ton costume... il est bien. » N’importe quoi, pour ne plus penser à cela.

Il baisse les yeux, comme ébahi, puis rougit de confusion et porte la main à son revers. « Merci, Pat. Toi aussi, tu es superbe… comme toujours. » Et comme il fait mine de toucher ma cravate, je saisis sa main avant que ses doigts ne l’atteignent. « Le compliment était suffisant », dis-je.

Arrive Reed Thompson, costume croisé écossais en laine à quatre boutons, chemise rayée en coton et cravate de soie — Armani —, chaussettes Interwoven en coton bleu, légèrement fatiguées, et Ferragamo à bouts renforcés, exactement semblables aux miennes. Il tient le Wall Street Journal d’une main soigneusement manucurée. Sur son autre bras est négligemment jeté un pardessus Balmacaan de tweed, Bill Kaiserman. Il nous adresse un signe de tête, et s’installe à la table, en face de nous. Bientôt, arrive Todd Broderick, costume rayé croisé à six boutons, chemise de popeline rayée et cravate de soie — Polo —, et pochette en lin ostentatoire, Polo également, j’en suis pratiquement certain. Puis arrive McDermott, avec à la main le New York de cette semaine et le Financial Times de ce matin, lunettes Oliver Peoples à verres neutres et monture de séquoia, costume en laine pied-de-coq noir et blanc à revers échancrés, chemise de coton rayé à col ouvert et cravate imprimée cachemire, le tout conçu et créé par John Reyle.

Je souris et fais un signe de connivence à McDermott qui, l’air maussade, prend le siège à côté du mien. Il soupire et ouvre son journal, commence à lire en silence. S’il ne s’est pas donné la peine de dire « Bonjour », ou « Ça va ? », c’est qu’il est contrarié, et j’ai dans l’idée que j’y suis pour quelque chose. Sentant que Luis est sur le point de me poser une question, je me tourne enfin vers McDermott.

— Alors, McDermott, qu’est-ce qui ne va pas ? fais-je d’une voix mielleuse. Trop de queue au Stairmaster, ce matin ?

— Qui a dit que ça n’allait pas ? demande-t-il, reniflant bruyamment, tournant les pages du Financial Times.

— Écoute, dis-je, me penchant vers lui, je me suis déjà excusé pour t’avoir crié dessus à propos des pizzas de chez Pastels, l’autre soir.

— Qui a dit qu’il s’agissait de cela ? demande-t-il, crispé.

— Je pensais qu’on avait réglé le problème, dis-je à voix basse, agrippé au bras de son siège, souriant de loin à Thomson. Je suis désolé d’avoir dit du mal des pizzas de chez Pastels. Tu es content ?

— Qui te dit qu’il s’agit de cela ? répète-t-il.

— Mais alors, de quoi s’agit-il, McDermott ? dis-je dans un souffle, sentant un mouvement derrière moi. Je compte jusqu’à trois et me retourne, surprenant Luis penché vers nous, en train d’essayer de surprendre la conversation. Il est pris. Il le sait, et se rassoit, se faisant tout petit sur sa chaise, l’air coupable.

— McDermott, c’est ridicule, dis-je, toujours chuchotant. Tu ne vas pas m’en vouloir éternellement parce que je trouve que les pizzas de chez Pastels sont... croustillantes.

— Cassantes, corrige-t-il avec un regard assassin. C’est le mot que tu as employé. Cassantes.

— Je suis désolé, dis-je, mais c’est exact. Elles le sont. Tu as lu la critique du Times, non ?

— Tiens. Il fouille dans sa poche et me tend un article photocopié. Lis ça, histoire de te prouver que tu te trompes.

— Qu’est-ce que c’est ? fais-je, dépliant la feuille.

— Un article à propos de ton héros, Donald Trump, répond McDermott en grimaçant un sourire.

— Ouais, effectivement, dis-je, soudain angoissé. Comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu ? C’est curieux.

McDermott, pointe un doigt accusateur sur le dernier paragraphe, qu’il a souligné en rouge. « Et d’après Donald Trump, où sert-on les meilleures pizzas de Manhattan ? »

— Mais laisse-moi lire, dis-je en soupirant, lui faisant signe de s’écarter. Peut-être que tu te trompes. Quelle vilaine photo.

— Regarde, Bateman. Je l’ai entouré.

Je fais semblant de lire son putain d’article. Sentant la colère m’envahir, je lui tends la feuille et demande, extrêmement contrarié : Et alors ? Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que toi, McDermott, tu essaies de me prouver, à moi ?

— Et maintenant, qu’est-ce que tu penses, toi, des pizzas de Pastels, Bateman ? rétorque-t-il, l’air fat.

— Eh bien, dis-je, pesant soigneusement mes mots, je crois qu’il faut que j’y retourne et que je regoûte leur pizza... » Je grince des dents. « Tout ce que je dis, c’est que la dernière fois que j’y suis allé, la pizza était... »

— Cassante ?

— Ouais, fais-je, haussant les épaules. Cassante.

— Mmmm-mmmm. McDermott a un sourire de triomphe.

— Écoute, si Donny aime bien les pizzas de chez Pastels... » Je déteste devoir avouer cela à McDermott, et conclus en soupirant, d’une voix presque inintelligible, « alors moi aussi. »

McDermott émet un rire saccadé, allègre. Il a gagné.

Je compte trois cravates en crêpe de soie, une Versace en satin de soie, deux en soie et coton, une Kenzo en soie, deux en soie jacquard. Les senteurs de Xeryus, de Tuscany, d’Armany, d’Obsession, de Polo, de Grey Flannel et même d’Antaeus se mêlent, s’interpénètrent, émanant des costumes et dérivant dans l’air, créant leur propre jus : un relent froid, écœurant.

— Mais je ne suis pas en train de m’excuser, dis-je à McDermott.

— C’est déjà fait, Bateman.

Paul Owen entre, veste de sport en cashmere à un bouton, pantalon de colon en flanelle, chemise à col à patte Ronaldus Shamask, mais cependant c’est sa cravate qui m’impressionne, larges rayures noires, rouges et jaunes, Zanzarra pour Andrew Fezza. Carruthers ouvre aussi de grands yeux et, se penchant vers moi, me demande : « Tu crois qu’il porte un jockstrap électrique, pour aller avec ce truc-là ? », du moins c’est ce que je crois comprendre. Comme je ne réponds pas, il s’écarte, attrape un des Sports Illustrated posés au centre de la table, et se met à lire en sifflotant un article sur les plongeurs olympiques.

— Salut, Halberstam, fait Owen en passant.

— Salut, Owen, dis-je, admirant la manière dont il a arrangé ses cheveux, plaqués en arrière, avec ce côté si net, si lisse... J’en suis effondré. Je me promets de lui demander où il trouve ses produits de soins, et quel genre de mousse il utilise, bien que, ayant envisagé toutes les possibilités, je penche finalement pour du Ten-X.

Greg McBride entre, s’arrête devant moi au passage. « As-tu regardé le Patty Winters Show, ce matin ? Insensé. Complètement insensé. » Nous échangeons une grande claque. Il prend un siège entre Dibble et Lloyd, qui sont arrivés Dieu seul sait par où.

Kevin Forrest arrive, en conversation avec Charles Murphy : « Je n’ai plus de position attente, sur mon téléphone. Felicia a dû réussir à le bousiller. » Je ne fais même pas attention à ce qu’ils portent. Je m’aperçois que je regarde fixement les boutons de manchette anciens de Murphy, des chouettes aux yeux de cristal bleu.

 

 

 

AU MAGASIN DE VIDEO / CHEZ D’AGOSTINO

 

 

Je traîne du côté de Video Visions, le magasin de location de vidéos, non loin de chez moi, dans l’Upper West Side, buvant une boîte de Diet Pepsi, le dernier Christopher Cross à fond dans les écouteurs de mon walkman Sony. Après le bureau, j’ai fait un peu de racketball avec Montgomery, puis je me suis offert un massage japonais, avant de retrouver Jesse Lloyd, Jamie Conway et Kevin Forrest pour prendre un verre au Rusty’s, dans la Soixante-treizième. Ce soir, je porte un nouveau pardessus de laine Ungaro Uomo Paris, et j’ai à la main une serviette Bottega Veneta et un parapluie Georges Gaspar.

Il y a plus de monde qu’à l’habitude, dans le magasin de vidéo. Trop de gens, de couples en train de faire la queue, pour que je puisse louer She-Male Reformatory ou Ginger Cunt sans me sentir gêné, mal à l’aise. En outre, j’ai déjà buté sur Robert Ailes, de la First Boston, dans l’allée des films d’horreur, du moins je crois que c’était Robert Ailes. Il a marmonné un « Salut, McDonald », en passant. Il tenait Friday the 13 th : Part 7, ainsi qu’un documentaire sur l’avortement, d’une main parfaitement manucurée, ainsi que je l’ai remarqué, et que seule déparait ce qui m’a bien semblé être une imitation de Rolex en or.

Puisque la pornographie ne semble pas de mise, je flâne au rayon des comédies et, avec le sentiment que l’on m’arrache le cœur, me décide pour un Woody Allen, ce qui ne me satisfait pas. Il me faut quelque chose d’autre. Je traverse le rayon Rock / Musique — rien —, me retrouve dans le rayon Horreur — idem —, et me sens soudain la proie d’une petite crise d’angoisse. Il y a trop de putains de films. Je m’accroupis derrière le présentoir en carton où s’alignent les cassettes de la dernière comédie de Dan Aykroyd et avale deux milligrammes cinq de Valium, que je fais passer avec le Diet Coke. Puis, presque machinalement, je tends la main vers Body Double — un film que j’ai loué trente-sept fois — et me dirige vers le comptoir où j’attends vingt minutes avant que la fille ne s’occupe de moi, un boudin (deux kilos et demi en trop, les cheveux frisottés, desséchés) vêtue d’un pullover trop large, littéralement informe — et en tout cas non griffé —, et elle peut bien avoir, effectivement, de beaux yeux : qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Enfin, c’est mon tour. Je lui tends les emballages vides.

— C’est ça ? demande-t-elle, prenant ma carte. Je porte des gants noir-de-Perse Mario Valentino. L’abonnement chez VideoVisions ne coûte que deux cent cinquante dollars par an.

— Avez-vous des films de Jami Gertz ? fais-je, essayant de croiser son regard.

— Quoi ? demande-t-elle, l’air ailleurs.

— Vous n’avez pas de films avec Jami Gertz ?

— Avec qui ? Elle inscrit quelque chose sur l’ordinateur. « Combien de jours ? » demande-t-elle.

— Trois. Vous n’avez jamais entendu parler de Jami Gertz ?

— Pas que je sache. Elle soupire.

— Jami Gertz. Une actrice.

— Je ne crois pas connaître cette personne, dit-elle, comme si je la harcelais, mais, dites, elle travaille dans un magasin de location de vidéos, et c’est là une profession si exigeante, c’est un tel stress, que son attitude hargneuse est parfaitement compréhensible, d’accord ? Ce que je pourrais faire du corps de cette fille, avec un marteau... Les mots que je pourrais graver avec un pic à glace... Elle tend les boîtes au type debout derrière elle — je feins d’ignorer sa réaction horrifiée quand il me reconnaît, ayant baissé les yeux sur l’emballage de Body Double — et il s’éloigne, soumis, disparaît dans une espèce d’antre au fond du magasin, pour aller chercher mes cassettes.

— Mais, si, évidemment, vous la connaissez, dis-je, jovial, elle fait une des pubs pour le Diet Coke. Vous voyez ce que je veux dire.

— Vraiment, je ne crois pas, dit-elle d’une voix monocorde, me coupant presque la parole. Elle tape le titre des films et mon numéro de carte sur le clavier de l’ordinateur.

— J’aime bien Body Double, cette scène où la fille se fait... se fait transpercer... par la perceuse électrique... c’est le meilleur moment, dis-je, suffoquant presque. Tout à coup, il fait très chaud dans le magasin de vidéo et, murmurant « Oh, mon Dieu », dans un souffle, je pose ma main gantée sur le comptoir, pour l’empêcher de trembler. Je prends une profonde inspiration. « Et le sang commence à couler à flots du plafond », dis-je, et je hoche la tête sans le vouloir, avalant ma salive, pensant : il faut que je voie ses chaussures et, aussi discrètement que possible, j’essaie de jeter un coup d’œil derrière le comptoir, pour voir ce qu’elle porte aux pieds. Des baskets. De quoi devenir cinglé. Même pas des K-Swiss, ni des Tretorn, ni des Adidas, ni des Reebok. Des baskets de pauvre.

— Signez là. Elle me tend les cassettes sans même un regard, elle refuse de voir qui je suis ; et, avec un profond soupir, elle se tourne vers les suivants, un couple avec un bébé.

En rentrant chez moi, je passe chez D’Agostino, où j’achète pour dîner deux grandes bouteilles de Perrier, un pack de six Coke Classic, de la rucola, cinq kiwis de taille moyenne, une bouteille de vinaigre balsamique à l’estragon, un pot de crème fraîche, une boîte de tapas à préparer au micro-ondes, du steack de soja en boîte, et une barre de chocolat blanc, que je prends près de la caisse.

Dehors, sans plus prêter attention au clochard étendu sous une affiche pour Les Misérables, avec à la main une pancarte sur laquelle est écrit J’AI PERDU MON EMPLOI J’AI FAIM JE SUIS SANS RESSOURCES AIDEZ-MOI SVP, et dont les yeux s’emplissent de larmes après que je lui ai fait le coup du dollar-qui-te-passe-sous-le-nez ajoutant « Pour l’amour du ciel, mais rasez-vous, par pitié », mon regard, comme guidé par un radar, se pose sur une Lamborghini Countach rouge garée le long du trottoir, étincelante sous les réverbères, et je m’immobilise, le Valium faisant soudain son effet, brutalement, occultant tout le reste, le clochard en larmes, les petits Noirs défoncés au crack, qui rappent au son d’une radio déchaînée, les nuées de pigeons qui passent au-dessus de ma tête, cherchant un endroit où se poser, les sirènes d’ambulances, les klaxons des taxis, la fille potable dans la robe de Betsey Johnson, tout cela s’évanouit et, l’espace d’un instantané — mais au ralenti, comme dans un film —, le soleil se couche, la ville s’assombrit, et je ne vois plus rien, que la Lamborghini rouge, je n’entends plus rien, que mon halètement profond, régulier. Les minutes s’écoulent, combien, je ne sais pas. Je reste là, planté devant le magasin, en extase.

 

 

 

SOINS DU VISAGE

 

 

Je quitte le bureau à quatre heures et demie et file à Xclusive, où je m’entraîne avec les poids pendant une heure, puis prends un taxi pour traverser le parc jusque chez Gio, à l’hôtel Pierre, pour un soin du visage, une manucure, et une pédicure, si j’en ai le temps. Je suis allongé sur la table de soins, dans une des cabines particulières, et j’attends Helga, la technicienne de la peau, qui va me faire mon masque. Ma chemise Brooks Brothers et mon costume Garrick Anderson sont accrochés dans la penderie, mes mocassins A. Testoni sont posés à terre avec, roulées à l’intérieur, mes chaussettes Barney’s à trente dollars. Je ne suis plus vêtu que de mon caleçon Comme des Garçons, soixante dollars. La blouse que je devrais porter est restée à côté de la douche, car je tiens à ce que Helga puisse bien voir mon corps, qu’elle remarque mes pectoraux, et constate à quel point mes abdominaux sont devenus ciselés, depuis la dernière fois, bien qu’elle soit beaucoup plus vieille que moi — trente ou trente-cinq ans, peut-être — et qu’il n’y ait aucune chance pour que je la baise. Je sirote un Diet Pepsi que m’a apporté Mario, le valet, avec, dans un verre à part, la glace pilée que je lui ai demandée, et dont je n’ai plus envie.

J’attrape le Post du jour, accroché à un porte-magazines en verre de chez Smithly Watson et parcours rapidement la rubrique des potins ; mon regard est soudain attiré par un article faisant état de nouveaux témoignages sur ces créatures mi-rongeur mi-oiseau — en fait, on dirait des pigeons avec une tête et une queue de rat — qui, apparues au cœur de Harlem, semblent progresser régulièrement vers le centre. Une mauvaise photo accompagne l’article, mais les experts, nous assure le Post, sont à peu près certains que l’apparition de cette nouvelle espèce est un canular. Comme toujours, cela ne me rassure en rien. Je suis saisi d’une terreur sans nom, à l’idée que quelqu’un, quelque part, a gaspillé son énergie et son temps pour monter cela : trafiquer une photo (et en salopant le travail, car le machin ressemble ni plus ni moins à un Big Mac), envoyer la photo au Post, pour qu’ensuite le Post décide de la publier (réunions, discussions, tentation d’annuler à la dernière minute), travail d’impression de la photo, journaliste pour écrire l’article correspondant à la photo, entretiens avec les experts, pour enfin publier cette histoire en page trois dans l’édition d’aujourd’hui, et qu’on en discute au cours de centaines de milliers de déjeuners en ville, cet après-midi. Je ferme le journal et me renverse sur la table, épuisé.

La porte de la cabine particulière s’ouvre. Entre une fille que je ne connais pas. Au travers de mes paupières mi-closes, je vois qu’elle est jeune, italienne, pas mal. Elle sourit, s’assoit sur une chaise à mes pieds, et commence la séance de pédicure. Elle éteint le plafonnier et, à l’exception des ampoules halogènes stratégiquement dirigées sur mes pieds, mes mains et mon visage, la pièce est plongée dans l’ombre, et je ne peux deviner comment elle est roulée. Tout ce que je sais, c’est qu’elle porte des bottines à boutons Maud Frizon en daim gris et cuir noir. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Ces OVNI qui tuent’’. Entre Helga.

— Ah, Mr. Bateman, fait-elle. Comment allez-vous ?

— Très bien, Helga, dis-je, bandant les muscles de mon torse et de mon ventre. Je garde les yeux fermés. Cela apparaîtra comme un mouvement involontaire, comme si mes muscles jouaient tout seuls, malgré moi. Mais Helga pose doucement la blouse sur ma poitrine gonflée et la boutonne, feignant d’ignorer les muscles qui roulent sous la peau saine et hâlée.

— Ça ne fait pas longtemps que vous êtes venu, me dit-elle.

— Deux jours, fais-je, gêné.

— Je sais, mais... » Elle s’interrompt, se lave les mains au lavabo. « Peu importe. »

— Helga ?

— Oui, Mr. Bateman ?

— En arrivant, j’ai remarqué une paire de mocassins Bergdorf Goodman à glands en or, posés à la porte de la cabine voisine pour qu’on les cire. À qui appartiennent-ils ?

— À Mr. Erlanger.

— Mr. Erlanger, de chez Lehman ?

— Non. Mr. Erlanger de chez Salomon Brothers.

— Je ne vous ai jamais dit que je voudrais me coller un grand masque jaune de Smiley, puis mettre Don’t Worry, Be Happy, la version CD de Bobby McFerrin, et prendre une fille et un chien — un colley, un chow-chow, un sharpei, peu importe — puis installer l’appareil de transfusion, brancher les intraveineuses, et échanger leur sang, vous voyez, pomper le sang du chien dans le corps de la nana, et vice versa. Je ne vous avais jamais dit ça ? Tout en parlant, j’entends la fille qui s’occupe de mes pieds fredonner une chanson tirée des Misérables. Helga passe un coton imbibé sur mon nez, penchée sur mon visage, examinant les pores. J’émets un rire de maniaque, puis, respirant profondément, porte ma main à ma poitrine, pensant sentir mon cœur qui cogne, rapide, impatient. Rien, pas même un battement.

— Ccchhhh, Mr. Bateman, dit Helga, passant sur mon visage une éponge de loofah chaude qui irrite la peau avant de l’adoucir. « Détendez-vous. »

— Très bien. Je me détends.

— Oh, Mr. Bateman, roucoule-t-elle, vous avez un si joli teint. Quel âge avez-vous, si je puis me permettre ?

— J’ai vingt-six ans.

— Ah, voilà. Vous avez la peau si saine, si lisse, soupire-t-elle. Détendez-vous.

Je commence à dériver, les yeux clos, comme retournés à l’intérieur de moi-même, le Don’t Worry Baby, version supermarché, noyant toutes les mauvaises pensées, et à me concentrer sur des choses positives — la table que j’ai réservée ce soir pour dîner avec Cecilia Wagner, la petite amie de Marcus Halberstam, la purée de navets de l’Union Square Café, la descente à skis de Buttermilk Mountain à Aspen, à Noël dernier, le nouveau Huey Lewis et le dernier CD des News, les chemises habillées de Ike Behar, Joseph Abboud, Ralph Lauren, les superbes nanas au corps huilé qui se bouffent la chatte et le cul dans la lumière crue des films vidéo, des semi-remorques de rocula, de cilantro, mon bronzage, l’aspect des muscles de mon dos quand la lumière de la salle de bains les éclaire sous le bon angle, les mains d’Helga qui caressent la peau douce de mon visage, tandis qu’elle étale et fait pénétrer les crèmes et les lotions et les toniques, béate, murmurant « Oh, Mr. Bateman, votre visage est si sain, si lisse, si propre », le fait que je ne vis pas dans un camping-car, que je ne travaille pas dans une salle de bowling, que je ne vais pas voir les matchs de hockey, que je ne mange pas de travers de porc au barbecue, le spectacle du AT&T building, à minuit, à minuit seulement. Jeannie entre, et commence la séance de manucure, coupant d’abord les ongles et les limant pour adoucir les bords.

— La prochaine fois, je préférerais que vous me les laissiez un peu plus longs, Jeannie, dis-je.

Sans un mot, elle les plonge dans la crème de lanoline chaude et, après avoir essuyé mes deux mains, elle prend un amollisseur de cuticules et les enlève, puis nettoie le dessous des ongles à l’aide d’un coton-tige. Un massage chauffant pour les mains et les avant-bras. Les ongles sont ensuite polis, d’abord à la peau de chamois, puis avec une crème lustrante.

 

 

 

RENDEZ-VOUS AVEC EVELYN

 

 

Evelyn appelle sur ma troisième ligne de téléphone, et je n’avais pas l’intention de prendre la communication, mais puisque je suis en attente sur la seconde pour savoir si Bullock, le maître d’hôtel du nouveau restaurant de David François, sur Central Park South, a par hasard une annulation pour ce soir, ce qui me permettrait de dîner là-bas avec Courtney (qui est en attente sur la première ligne), je décroche, espérant que c’est le pressing. Non. C’est Evelyn. Je la prends, bien que ce ne soit pas très correct envers Courtney. Je dis à Evelyn que je suis en ligne avec mon entraîneur de gym, puis je dis à Courtney que je dois prendre un appel de Paul Owen, et qu’on se voit ce soir à huit heures au Turtles, et je coupe la communication avec Bullock, le maître d’hôtel. Evelyn est installée au Carlyle, car la femme qui habite l’immeuble voisin du sien a été découverte assassinée hier soir, décapitée. Evelyn en est toute secouée. Elle ne se sentait pas la force d’affronter le bureau aujourd’hui, et a passé tout l’après-midi chez Elizabeth Arden, pour tenter de se calmer. Elle insiste pour que nous dînions ensemble ce soir, et avant que j’aie eu le temps de mettre au point un mensonge, d’invoquer une excuse valable, demande : Où étais-tu, hier soir, Patrick ?

Je demeure un moment silencieux. « Pourquoi ? Et toi où étais-tu ? » fais-je, entre deux grandes gorgées d’Évian, encore un peu en sueur après l’entraînement de cet après-midi.

— En train de m’engueuler avec le concierge du Carlyle, dit-elle. Elle paraît légèrement à bout de nerfs. « Bon, dis-moi maintenant, Patrick, où étais-tu ? »

— Pourquoi t’es-tu disputée avec lui ?

— Patrick, fait-elle. C’est là une réponse définitive.

— Oui, je suis là, dis-je au bout d’une minute.

— Patrick. Peu importe. Le téléphone de ma chambre n’avait qu’une ligne, et il n’y avait pas de position attente. Où étais-tu ?

— J’ai... J’ai traîné au magasin de vidéo, j’ai loué des trucs, dis-je, ravi, me donnant silencieusement une grande claque, le téléphone sans fil calé dans mon cou.

— Je voulais venir chez toi, pleurniche-t-elle, d’une voix de petite fille. J’étais terrifiée. Je le suis toujours. Tu ne l’entends pas à ma voix ?

— Franchement, tu parais tout sauf terrifiée.

— Non, sincèrement, Patrick, je suis glacée de terreur. Je tremble, Je tremble comme une feuille. Demande à Mia, mon esthéticienne. Elle-même a dit que j’étais sur les nerfs.

— Bon, de toute façon, tu n’aurais pas pu venir chez moi, dis-je.

— Mais, pourquoi, mon chéri ? gémit-elle, puis, s’adressant à quelqu’un qui vient d’entrer dans sa suite : Oh, posez ça là-bas, près de la fenêtre... Non, cette fenêtre-... Et pouvez-vous me dire ce que fabrique cette masseuse à la noix ?

— Parce que la tête de ta voisine était dans mon freezer, dis-je, bâillant, m’étirant. Bon. On dîne ? Où ? Tu m’écoutes ?

Il est huit heures et demie. Nous sommes installés l’un en face de l’autre, au Bacardia. Evelyn porte une veste de rayonne Anne Klein, une jupe en crêpe de laine, un chemisier de soie Bonwit et des boucles d’oreilles anciennes en or et agate de chez James Robinson, quatre cents dollars à vue de nez ; je porte un costume croisé, une chemise de soie damassée à rayures, une cravate de soie à motifs et des mocassins de cuir Gianni Versace. Je n’ai pas annulé ma réservation au Turtles, ni prévenu Courtney, ce qui fait qu’elle se pointera sans doute là-bas vers huit heures et quart, ne comprenant plus rien et, si elle n’a pas pris d’Elavil aujourd’hui, se mettra probablement en rage. C’est cette idée qui me fait rire de bon cœur — et non pas la bouteille de Cristal qu’Evelyn veut absolument commander, pour y ajouter de la crème de cassis.

J’ai passé la plus grande partie de l’après-midi à m’offrir des cadeaux de Noël un peu prématurés — une grande paire de ciseaux, dans un drugstore non loin de City Hall, un coupe-papier chez Hammacher Schlemmer, un couteau à fromage chez Bloomingdale, pour aller avec le plateau à fromage que Jean, ma secrétaire qui est amoureuse de moi, a posé sur mon bureau avant d’aller déjeuner, tandis que j’étais en réunion. Le Patty Winters Show de ce matin avait pour thème l’éventualité d’une guerre nucléaire et, selon les rapports des experts, il y a de bonnes chances pour qu’elle se déclenche dans le courant du mois prochain. Je trouve qu’Evelyn a le teint crayeux, soudain, avec sa bouche soulignée d’un rouge violacé, qui la rend presque effrayante, et je comprends qu’elle s’est enfin résolue à suivre le conseil que lui a donné Tim Price d’arrêter la crème autobronzante. Plutôt que de lui en parler et de devoir subir une heure de protestations imbéciles, je lui demande des nouvelles de Meredith, la petite amie de Tim, qu’Evelyn méprise pour des raisons que je n’ai jamais très bien comprises. Les rumeurs concernant Courtney et moi étant ce qu’elles sont, Courtney est elle aussi sur la liste rouge d’Evelyn, mais là, pour une raison un peu plus claire. À la demande d’Evelyn, la serveuse craintive fait mine de verser un peu de cassis dans ma flûte de Champagne, et je pose une main sur le verre pour l’en empêcher.

— Non, merci. Plus tard, peut-être. Dans un verre à part.

— Quel bonnet de nuit, ricane Evelyn, puis elle inspire brusquement. Mais tu sens bon... Qu’est-ce que tu as mis — Obsession ? Dis-moi, bonnet de nuit, c’est Obsession ?

— Non, fais-je, sinistre. C’est Paul Sebastian.

— Bien sûr. Elle sourit, vide son second verre. Elle semble de bien meilleure humeur, presque enjouée, plus qu’on ne s’y attendrait de la part de quelqu’un dont la voisine s’est fait débiter la tête à la tronçonneuse miniature, en quelques secondes, alors qu’elle était toujours consciente. Les yeux d’Evelyn scintillent un instant à la lueur des bougies, avant de retrouver leur teinte habituelle, un gris décoloré.

— Et comment va Meredith ? dis-je, tentant de dissimuler une totale absence d’intérêt.

— Oh... Elle sort avec Richard Cunningham, gémit Evelyn. Il est à la First Boston. C’est à n’y pas croire.

— Tu sais, fais-je remarquer, Tim avait l’intention de rompre, de toute façon. C’était terminé entre eux.

— Mais pourquoi, grands dieux ? fait Evelyn, surprise, la curiosité en éveil. Avec cet endroit fabuleux qu’ils avaient, aux Hamptons.

— Je me souviens qu’il m’a dit un jour qu’il n’en pouvait plus de la voir passer ses week-ends à ne rien faire, à part ses ongles.

— Mon Dieu, fait Evelyn, puis, réellement déconcertée : Tu veux dire que... attends, qu’elle n’avait personne pour les lui faire ?

— Tim disait qu’elle avait une personnalité d’animatrice de jeux télévisés, dis-je sèchement, prenant une gorgée de Champagne. Plus d’une fois, je l’ai entendu dire ça.

Elle sourit pour elle-même, à la dérobée. « Tim est une crapule. »

Je me demande vaguement si Evelyn coucherait avec une autre femme, si je lui en amenais une à domicile et, en insistant, si elle me laisserait les regarder s’amuser ensemble, les diriger, leur dire quoi faire, braquer sur elles des lampes halogène réglées à fond. Probablement pas ; il y a peu de chances. Mais sous la menace d’une arme ? En les menaçant de les tailler toutes deux en pièces, si elles ne se soumettent pas ? L’idée n’a rien de désagréable. Je vois très bien le scénario. Je me mets à compter les banquettes tout autour de la salle, puis les gens assis sur les banquettes.

Elle continue de parler de Tim. « Où penses-tu qu’il soit passé, cette crapule ? Il paraît qu’il serait chez Sachs », dit-elle d’une voix sinistre.

— Il paraît qu’il est en désintox. Ce Champagne n’est pas assez frais, dis-je, la tête ailleurs. Tu n’as pas reçu de carte postale de lui ?

— Il est malade ? fait-elle, légèrement ébranlée.

— Oui, je crois. Je crois que c’est ça. Tu sais, quand tu commandes une bouteille de Cristal, qu’elle soit au moins fraîche, tu vois.

— O mon Dieu, fait Evelyn. Tu penses qu’il pourrait être malade ?

— Oui. Il est à l’hôpital. En Arizona (il y a quelque chose de mystérieux dans ce mot, « Arizona »). Oui, en Arizona, je crois.

— Oh, mon Dieu ? s’écrie Evelyn, réellement angoissée à présent, et elle vide d’un trait les deux gouttes de Cristal qui restent au fond de son verre.

— Va savoir, fais-je avec un imperceptible haussement d’épaules.

— Tu ne penses pas que... Elle inspire profondément, pose son verre. « Tu ne penses pas que c’est... — elle jette un coup d’œil autour de nous, et se penche en avant, chuchotant — ... le SIDA ? »

— Oh non, rien à voir, dis-je, regrettant aussitôt de ne pas avoir ménagé un long silence avant de répondre, histoire de la terroriser. Non, c’est juste... la tête... un état général de... (Je croque l’extrémité d’un stick aux herbes, hausse les épaules)... un problème mental.

Evelyn soupire, soulagée. « Il fait chaud ici, non ? »

— Je n’arrête pas de penser à cette affiche que j’ai vue dans le métro, l’autre soir, avant de tuer les deux petits nègres. C’était la photo d’un veau nouveau-né, la tête tournée vers l’objectif, les yeux écarquillés, saisis par le flash, et dont le corps semblait emprisonné dans une espèce de caisse. Sous la photo, il était écrit, en grandes lettres noires : « Question : Pourquoi Ce Veau Ne Peut-Il Pas Marcher ? » Et en dessous : « Réponse : Parce Qu’il N’a Que Deux Pattes. » Mais après, j’en vois une autre, avec la même photo exactement, le même veau, mais celle-là disait : « Ne Publiez Pas. » Je m’interromps, tripotant toujours le stick aux herbes. J’ai parlé sans cesser de fixer Evelyn du regard, articulant soigneusement, essayant d’expliquer les choses. « Est-ce que tu as réussi à piger quelque chose, ou est-ce que je ferais mieux de m’adresser au... seau à glace, tiens ? » Elle ouvre la bouche pour répondre. Enfin, elle va comprendre qui je suis. Pour la première fois depuis que je la connais, je la vois s’efforcer de dire quelque chose d’intéressant, et je me tends vers elle, tout ouïe, et elle me demande : « Ça n’est pas... ?

— Oui ? » C’est la première fois ce soir que j’accorde un intérêt véritable à ce qu’elle dit, et je la presse de continuer. « Oui ? Ça n’est pas... ? »

— Ça n’est pas... Ivana Trump, là-bas ? fait-elle, le regard fixé par-dessus mon épaule.

Je me retourne aussitôt. « Où ? Où est Ivana ? »

— Dans le box devant, le deuxième après... Brooke Astor. Tu vois ?

Je jette un rapide coup d’œil, chausse mes lunettes à verres neutres, et m’aperçois qu’Evelyn, la vision embrumée par le Cristal massacré au cassis, a non seulement pris Norris Powell pour Ivana Trump, mais aussi Steve Rubell pour Brooke Astor et, malgré moi, je manque d’exploser.

— Oh non, ça n’est pas vrai, Evelyn, ça n’est pas vrai. Je gémis, déçu, accablé, le flot d’adrénaline tournant à l’aigre, la tête dans les mains. « Comment as-tu pu prendre cette pétasse pour Ivana ? »

— Désolée, fait-elle d’une petite voix. Je me suis trompée. C’est mon côté gamine.

— Ça me met hors de moi, dis-je d’une voix sifflante, les paupières serrées à mort.

Notre serveuse, un petit trésor en ballerines de satin à talons, pose deux flûtes à Champagne pour la deuxième bouteille de Cristal qu’Evelyn vient de commander. Elle me fait la moue quand je prends un deuxième stick aux herbes, et je lève la tête vers elle et fais de même, avant de plaquer de nouveau mes mains sur mes oreilles. Même scène quand elle apporte les hors-d’œuvre. Pour moi, soupe au potiron épicée aux piments séchés ; pour Evelyn, maïs séché et pudding au Japaleno. Entre le moment où Evelyn a confondu Norris Powell et Ivana Trump et l’arrivée des hors-d’œuvre, j’ai gardé sans cesse les mains plaquées sur mes oreilles, essayant de ne plus entendre sa voix, mais j’ai faim à présent, et j’écarte ma main droite avec précaution. Immédiatement, le vagissement se fait assourdissant.

— ... Poulet tandoori et du foie gras, du jazz sans arrêt, et il adorait le Savoy, mais seulement la laitance d’alose, dans des couleurs magnifiques, aloès, coquille d’œuf, agrume, Morgan Stanley...

Je repose mes mains là où elles étaient, les plaquant plus serré encore. Une fois de plus, la faim est la plus forte et, fredonnant à haute voix, je tends la main vers la cuillère, mais c’est peine perdue : la voix d’Evelyn a pris cette tonalité particulière, un tel niveau de décibels que l’on ne peut pas ne pas l’entendre.

— Gregory va bientôt recevoir son diplôme de Saint-Paul, et il commence à Columbia en septembre, dit-elle, soufflant prudemment sur son pudding qui, entre parenthèses, est servi froid. Il faut absolument que je lui trouve un cadeau de promotion, et je suis complètement à court d’idées. Tu n’en as pas une, amour ?

— Une affiche des Misérables ? fais-je avec un soupir, plaisantant à moitié.

— C’est génial, dit-elle, soufflant sur son pudding. Elle prend une gorgée de Cristal, et fait la grimace.

— Oui, ma chérie ? dis-je, crachant une graine de potiron qui décrit une courbe gracieuse avant de toucher le centre exact du cendrier, au lieu de la robe d’Evelyn, ma cible initiale. « Mmmmm ? »

— Ça manque de cassis, dit-elle. Peux-tu appeler notre serveuse ?

— Bien sûr, fais-je de bonne grâce. Puis, toujours souriant : Je n’ai pas la moindre idée de qui est Gregory. Tu le sais bien, non ?

Evelyn pose délicatement sa cuillère à côté de son assiette de pudding et me regarde droit dans les yeux. « Cher Mr. Bateman, vraiment, je vous aime bien. J’adore votre sens de l’humour. » Elle serre doucement, rapidement ma main dans la sienne. « Ha-ha-ha... » rit-elle, ou plutôt dit-elle. Mais elle est sérieuse, elle ne plaisante pas. Elle me fait réellement un compliment. Elle admire réellement mon sens de l’humour. Nos hors-d’œuvre disparaissent, tandis qu’arrivent les plats, et Evelyn est contrainte de laisser ma main pour faire de la place sur la table. Elle a commandé les tortillas de maïs bleu fourrées de cailles farcies aux huîtres enrobées de pelure de pomme de terre. J’ai pris le lapin d’élevage aux morilles de l’Oregon avec des frites aux herbes.

— ... Il est allé à Deerfield, puis à Harvard. Elle est allée à Hotchkiss, et ensuite à Raddiffe...

Evelyn parle, je n’écoute pas. Elle fait les questions et les réponses, ses paroles se chevauchent. Je vois sa bouche remuer, je n’entends rien, je n’écoute rien, je ne peux pas me concentrer ; mon lapin a été découpé... en forme... en forme d’étoile ! Des frites longues et fines l’entourent, et une sauce rouge, épaisse, a été barbouillée en haut de l’assiette  – blanche, en porcelaine, cinquante centimètres de diamètre — pour suggérer un coucher de soleil. Pour moi, cela évoque une énorme blessure par balle et, secouant doucement la tête, incrédule, j’enfonce un doigt dans la viande, y laissant mes empreintes digitales, puis un autre, puis je cherche une serviette — pas la mienne  – pour essuyer ma main. Evelyn poursuit toujours son monologue — elle parle en mastiquant, avec une grâce infinie  – et, avec un sourire charmeur, je tends le bras sous la table et, saisissant sa cuisse, je m’essuie les doigts. Elle sourit méchamment, sans cesser de parler, prend une nouvelle gorgée de Champagne. Je continue d’étudier son visage, cette beauté assommante, sans défaut, je me dis qu’il est étrange qu’Evelyn m’ait si souvent tiré d’affaire, qu’elle ait toujours été là quand j’avais vraiment besoin d’elle. Je baisse les yeux sur mon assiette, sans le moindre appétit, prends ma fourchette et contemple attentivement mon plat pendant deux minutes, puis repose ma fourchette, gémissant intérieurement. Je prends mon verre de Champagne.

— ... Groton, Lawrenceville, Milton, Exeter, Kent, Saint-Paul, Hotchkiss, Andover, Milton, Choate... Oh, j’ai déjà dit Milton…

— Si je ne mange pas ce soir, ce qui est le cas, il me faut de la coke, dis-je, sans interrompre Evelyn — on ne peut l’interrompre, c’est une machine. Elle poursuit :

— Le mariage de Jayne Simpson était vraiment superbe. (Un soupir.) Quant à la réception, c’était du délire. Au Club Chernoble. Ils en ont parlé dans Page Six. C’est Billy qui a fait l’article. Il y avait un croquis dans Women’s Wear.

— D’après ce qu’on m’a dit, il y avait un minimum de deux consommations, dis-je d’une voix lasse, faisant signe au serveur d’emporter mon assiette.

— C’est tellement romantique, les mariages. Elle avait une bague de fiançailles en diamants. Il faut que tu saches, Patrick, que je ne me contenterais de rien d’autre, minaude-t-elle. Des diamants, ou rien. Son regard devient vitreux, tandis qu’elle tente de me décrire le mariage, avec un luxe de détails assommant. « Un dîner assis, cinq cents personnes... non, excuse-moi, sept cent cinquante, avec pour finir une pièce montée glacée de cinq mètres de haut, de chez Ben et Jerry. Elle portait une robe de Ralph, blanche avec des dentelles, décolletée et sans manches. Adorable. Oh, dis-moi, Patrick, qu’est-ce que tu porterais, toi ?

— Je porterais des Ray-Ban noires. Chères, dis-je avec circonspection. En fait, j’exigerais que tout le monde porte des Ray-Ban noires.

— Moi, je veux un orchestre zydeco, Patrick. C’est ça que je veux. Un orchestre zydeco, répète-t-elle, enthousiaste, le souffle court. Ou mariachi. Ou bien du reggae. Quelque chose d’ethnique, pour choquer papa. Oh, je ne sais pas, je ne sais pas.

— Moi, je viendrais à la cérémonie avec un fusil d’assaut Harrison AK-47, dis-je, épuisé, à bout de patience, avec un magasin de trente balles, si bien qu’après avoir fait éclater la tête de ta truie de mère, je pourrais continuer avec ta tantouze de frère. Et même si je n’aime pas utiliser les trucs soviétiques, je ne sais pas, mais le Harrison me rappelle... Je m’interromps, interdit, fixant ma main fraîchement manucurée. Je regarde Evelyn. « De la Stoli ? »

— Oh, et des quantités de truffes au chocolat, de chez Godiva. Et des huîtres. Des huîtres présentées sur une demi-coquille. Du massepain. Des tentes roses. Et des roses par centaines, par milliers. Et des photographes. Annie Leibovitz. On prendra Annie Leibovitz, dit-elle, excitée. Et en plus, on prendra quelqu’un pour faire une vidéo !

— Ou bien un AR-15. Tu aimerais bien, Evelyn : c’est le fusil le plus cher du monde, mais il vaut largement son prix. Je lui fais un clin d’œil, mais elle continue de parler. Elle n’entend rien. Rien ne passe. Elle ne saisit pas un mot de ce que je dis. Ce que je suis lui échappe complètement. Interrompant l’assaut, elle inspire profondément et me regarde avec ce qu’il faut bien appeler des yeux embués. Elle touche ma main, ma Rolex, inspire de nouveau, pleine d’espoir cette fois, et déclare : Nous devrions.

Je jette un rapide coup d’œil vers la serveuse qui se penche pour ramasser une serviette. « Nous devrions... quoi ? » fais-je sans me retourner vers Evelyn.

— Nous marier, dit-elle, clignant des paupières. Nous marier. Avec une cérémonie.

— Evelyn ?

— Oui, mon chéri ?

— Qu’est-ce qu’il y a dans ton kir ?

— Nous devrions, répète-t-elle doucement. Patrick...

— Tu me demandes en mariage, moi ! dis-je en riant, essayant de bien saisir l’idée. Je prends son verre de Champagne et renifle le bord.

— Patrick ? fait-elle, attendant ma réponse. 

— Écoute, Evelyn, dis-je, pris de court. Je ne sais pas.

— Pourquoi pas ? fait-elle, enthousiaste. Donne-moi une seule bonne raison.

— Parce qu’essayer de faire l’amour avec toi, c’est comme de vouloir rouler une pelle à.... disons... à une gerbille... toute petite et... très remuante. Je ne sais pas.

— Oui ? Et encore ?

— Et avec un appareil dentaire, dis-je, haussant les épaules.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demande-t-elle. Attendre trois ans, attendre tes trente ans ?

— Quatre ans, dis-je, lui jetant un regard furieux. C’est dans quatre ans que j’aurai trente ans.

— Quatre ans, trois ans, trois mois, quelle différence cela fait-il, enfin ? De toute façon, tu seras un vieillard. Elle enlève sa main de la mienne. « Tu sais, tu ne dirais pas cela, si tu avais été présent au mariage de Jayne Simpson. Si tu avais vu ça, ne fut-ce qu’une seconde, tu aurais voulu m’épouser dans l’instant. »

— Mais j’étais au mariage de Jayne Simpson, Evelyn, amour de ma vie. J’étais assis à côte de Sukhreet Gabel. Crois-moi, j’étais là.

— Tu es infernal, gémit-elle. Tu es un vrai rabat-joie.

— Ou bien peut-être que non, fais-je, réfléchissant à haute voix. Peut-être que... Est-ce que MTV a fait un reportage ?

— Et leur lune de miel... tellement romantique. Deux heures après, ils étaient à bord du Concorde, et s’envolaient pour Londres. Au Claridge. Evelyn soupire, la main serrée autour de son cou, les yeux pleins de larmes.

Sans lui accorder plus d’attention, je prends un cigare dans ma poche, et le frappe contre la table. Evelyn commande un sorbet trois parfums : cacahuète, réglisse et beignet. Je commande un espresso décaféiné. Evelyn fait la gueule. Je craque une allumette.

— Patrick, dit-elle d’un ton d’avertissement, fixant la flamme.

— Quoi ? Ma main s’immobilise en l’air, prête à allumer le cigare.

— Tu n’as pas demandé l’autorisation, dit-elle sans sourire.

— Est-ce que je t’ai dit que je portais un caleçon à soixante dollars ? dis-je, tentant de l’amadouer.

 

 

 

American Psycho
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